La digitalisation pousse les temples de la consommation à se revitaliser

Les quelques 200 centres commerciaux suisses sont sous pression, car beaucoup de leurs magasins enregistrent depuis plusieurs années une baisse de chiffres d’affaires. La branche veut contrer l’essor de la digitalisation dans le commerce avec un marketing territorial intensifié et avec une nouvelle stratégie quant à l’utilisation des surfaces. Est-ce suffisant?

Dans les années 1990, les Etats-Unis ont vu 140 grands «malls» ouvrir leurs portes. Les «malls», ces allées couvertes truffées de magasins, étaient devenus l’emblème du consumérisme américain. Aujourd’hui, ce sont les images de «malls fantômes» qui circulent sur les médias sociaux. Le «Rolling Acres Mall», situé dans l’Etat de l’Ohio, est ainsi devenu tristement célèbre. La dégringolade s’est faite par étapes. Les grandes enseignes ont déménagé en premier, les plus petites après. Il s’en est suivi de longues procédures de faillite. Un beau jour, l’électricité a disparu. Puis est venu un photographe qui a immortalisé la neige et la pluie tombant du toit béant sur un escalator herbu.

Le revirement de situation pour les centres commerciaux américains s’est amorcé à partir de la récession de 2007. Les principaux indices de consommation américains s’étaient affaissés. Le succès fulgurant de l’e-commerce a fait le reste, donnant le coup de grâce à beaucoup de ces temples de la consommation.

Avec la fermeture du «Centro Ovale» quasiment neuf à Chiasso à la fin 2015, la Suisse a pu également se prévaloir d’un «dead mall». Mais le phénomène ne s’est pas répété ailleurs. Pour les centres existants et nouveaux, la cote d’alerte n’est pas encore atteinte. Le tout nouveau «Mall of Switzerland» dans la périphérie de Lucerne est le plus gros projet de cet ordre depuis longtemps. Avec 65 000 m2 de surface totale, ce centre commercial est le deuxième plus grand de Suisse.

Le défi énorme du shopping en ligne

Depuis la gare CFF de Buchrain, une passerelle conduit le visiteur directement dans le «Mall of Switzerland» qui prend l’allure d’un énorme vaisseau spatial blanc. Un parking ouvert 24h sur 24 accueille les clients motorisés. En ce lundi matin du mois de mars, les acheteurs sont encore rares. Près d’un «point de service», je rencontre Jan Wengeler, le directeur du centre. Il y a quatre mois à peine, 150 000 visiteurs se pressaient dans les nombreuses allées à l’occasion des quatre journées d’inauguration. Chez cet Allemand de 39 ans, l’importance que revêtent les prochaines étapes à franchir est perceptible. «A l’ère du commerce en ligne, chaque magasin doit relever des défis plus grands qu’il y a cinq ou dix ans», dit Jan Wengeler.

Environ 30 000 personnes habitent déjà à l’est de Lucerne où s’est implanté le mall. Les communes de Buchrain, Dierikon, Ebikon, Gisikon, Honau, Inwil et Root s’attendent à une croissance de la population de 30% et à une hausse du nombre des actifs de 40% jusqu’en 2030. Le succès du «Mall of Switzerland» dépendra largement de sa capacité à convertir ces personnes en clients fidèles. Les sceptiques mettent actuellement en garde contre un risque de surcapacité. Les chiffres de la vente sont majoritairement en recul depuis 2010; la plupart des centres commerciaux enregistrent des baisses de chiffre d’affaires selon l’institut d’étude de marché GfK. Le commerce en ligne mène la vie dure au commerce dit «stationnaire». S’ajoute à cela la multiplication des centres commerciaux. Si on en comptait seulement 110 en 2000 avec une surface de plus de 5 000m2, ils sont aujourd’hui 197, y compris les galeries commerciales des cinq plus grandes gares et celle de l’aéroport de Zürich.

La gastronomie a le vent en poupe

Définir la meilleure stratégie pour développer un centre commercial dans un tel contexte est ce que tente d’établir Marcel Stoffel. Il a géré, de 2000 à 2010, le centre commercial Glatt à Wallisellen, le plus grand de Suisse de par son chiffre d’affaires de 675 millions. D’après Stoffel, le principal moteur d’activité pour les centres actuels et futurs se situe dans la bonne utilisation des surfaces. «Auparavant, un centre commercial offrait 95% de commerce de détail et 5% de gastronomie», dit Stoffel. D’après ses estimations 25% de la surface de vente (env. 2.8 million m2) sera réallouée à une autre utilisation dans un délai de cinq à huit ans.

Toujours selon Stoffel, sur les 5 500 boutiques ou magasins actuellement en location dans les centres commerciaux environ 1 000 vont fermer et voir leur surface réallouée à une autre utilisation. En résumé: plus de services et moins de vente. La gastronomie a déjà depuis un certain temps le vent en poupe. De plus en plus souvent, les visiteurs découvrent aussi des salons de beauté, des centres de fitness, des cabinets médicaux regroupés sous un même toit. Les responsables des nouveaux projets ont la liberté d’imaginer des offres de loisirs à grande échelle tandis que les gérants de centres plus anciens ou plus petits doivent trouver des prestataires de services en mesure de composer avec les surfaces jusque-là dédiées au commerce de détail.

La vague de surf est repoussée

Le «Mall of Switzerland» inclut déjà un méga-univers pour enfants, un cinéma-multiplex et un centre de fitness dernier cri. La surface consacrée aux loisirs représente déjà 25% de la surface totale. L’inauguration de la «vague de surf indoor», le clou de l’offre de loisirs, est toutefois pour le moment repoussée. Selon le prestataire de services immobiliers Freo Group, la productivité des surfaces est similaire pour les usages vente de détail, gastronomie et loisirs. Cette évolution ne conduit pas à une baisse de rentabilité. Le secteur des loisirs est de plus un marché à forte croissance, contrairement au commerce de détail. Le temple de la consommation lucernois n’a toutefois pas encore atteint un taux d’occupation de 100% pour le commerce de détail. Les peintures très créatives décorant les murs de l’étage supérieur ne font pas oublier qu’une partie des surfaces commerciales, environ 15%, attendent encore un locataire. Pour le gérant des lieux, cela tient à «un marché dans une situation difficile» comme il le confiait au média en ligne lucernois «zentralplus» au début du mois. Et c’est précisément dans la période qui a précédé l’inauguration qu’il a été difficile, notamment pour les enseignes étrangères, d’ouvrir des filiales en Suisse.

Le cockpit avec vision à 360°

D’après Konstantin von Radowitz, responsable Consumer & Industrial Products chez Deloitte, la digitalisation a fortement modifié le comportement des clients du commerce de détail ces dernières années. L’influence du digital sur le commerce de détail suisse ne se limite pas à une nouvelle concurrence, celle de l’e-commerce. Il faut également prendre en compte la manière dont les outils numériques mais aussi les nombreux canaux en lignes impactent notre quotidien et nos relations sociales. Pour la Suisse, la part du chiffre d’affaires du commerce stationnaire qui peut être influencé par la digitalisation (25,5 milliards de CHF) est presque quatre fois plus élevée que le simple chiffre d’affaires des achats en ligne (6,5 milliards de CHF).

Pour Cornelius Kistler, investisseur et Managing Partner de ClickOn, les possibilités offertes par la digitalisation doivent être mieux exploitées par les décideurs de la branche du commerce de détail. Mais il s’agira aussi de concevoir de nouvelles expériences afin de garder les visiteurs plus longtemps dans le magasin ou tout simplement pour animer la visite. De nouvelles technologies comme la réalité virtuelle ou augmentée, des campagnes digitales, des vendeurs munis de tablettes sont certes des outils plus intelligents mais avant tout, il faut faire un travail de fond en termes de gestion des données. Le leader du commerce de détail Migros est par exemple assis sur un trésor de données client mais a pourtant toujours du mal à en tirer des offres client spécifiques.

De nombreuses sources de données sont disponibles d’après Cornelius Kistler, mais elles sont encore gérées en silos, par différents départements, selon des procédures variées. Le travail consistant à relier et à consolider toutes ces sources de données aboutira à une vision «360 degrés» des clients. Pour illustrer son propos, l’expert en données imagine le vendeur d’une boutique ou d’un grand magasin à la tête d’un «cockpit» qui centraliserait les données du système de caisse, du shop en ligne, de la campagne d’e-mail, du programme de fidélité, des visites de la page internet et de toute autre source et qui les présenterait de manière synthétique. Pour l’expert en centre commerciaux Marcel Stoffel, l’état d’esprit est déterminant. «Le commerce de détail doit opérer un changement d’approche. Les vendeurs doivent être en mesure de générer une vraie valeur ajoutée pour les clients à partir des données».

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Michel Benedetti