En Suisse, l’Office fédéral de la statistique (OFS) actualise régulièrement ses scénarios de croissance démographique. La dernière mise à jour, avec un horizon temporel de 30 ans, remonte au mois de mai 2024. L’OFS s’appuie sur trois scénarios de base pour ses estimations : le « scénario de référence » (poursuite de la tendance actuelle), le scénario « haut » (croissance plus forte de la population) et le scénario « bas » (faible croissance). Selon le scénario de « référence », le seuil des 10 millions de personnes devrait être franchi dès 2040. Dans ce modèle, le développement économique est sain, tandis qu’il est dynamique dans le scénario « haut », et faible dans le scénario « bas ». Selon les calculs, le nombre d’habitants en Suisse devrait augmenter de 7% (scénario « bas »), de 14% (scénario de « référence ») ou de 20% (scénario « haut ») d’ici 15 ans déjà.
Il y a de la place pour la population suisse dans le canton de Lucerne
La surface affectée à l’urbanisation en Suisse est d’environ 3000 km2, ce qui correspond à 7,5% de la superficie du pays, soit environ deux fois le canton de Lucerne. Dans un scénario de croissance de la population et de l’économie, davantage de personnes ont besoin de plus d’espace pour se loger, travailler, se divertir et se déplacer. Le « stress de la densification », comme on l’appelle, est un sujet fréquemment évoqué par les milieux politiques qui critiquent la croissance démographique continue. S’il faut reconnaître que les trajets matinaux dans des trains bondés sont désagréables, ils restent supportables comparés à un trajet dans un métro tokyoïte aux heures de pointe. Les véritables problèmes et défis sont ailleurs.
L’aménagement du territoire est un sujet récurrent, car il requiert de concilier des intérêts opposés et parfois très antagoniques. Les communes craignent pour leur autonomie, tandis que les associations de protection de l’environnement luttent contre le mitage et veulent préserver les paysages intacts. Les investisseurs immobiliers doivent se frayer un chemin à travers la logique – ou l’illogisme – des zones à bâtir, des plans d’aménagement, des plans directeurs et des réglementations locales s’ils veulent construire sur une parcelle vide des logements dont le pays a un besoin urgent.
La première étape de la révision de la loi suisse sur l’aménagement du territoire (LAT) est entrée en vigueur il y a 10 ans et a réduit l’autonomie des communes à disposer librement de leurs réserves foncières respectives. La hausse des prix de l’immobilier a également entraîné une flambée des prix des terrains – quoi de plus naturel que de vouloir capitaliser un tel trésor ? Pourtant en 2013, les électrices et électeurs suisses s’étaient prononcés en faveur d’une révision de la LAT afin que les terrains constructibles ne restent pas éternellement à l’abandon et que les zones à bâtir trop vastes soient réduites. La loi impose aux cantons de ne détenir de réserves de terrains constructibles que pour les 15 prochaines années. Bien que les terrains disponibles se fassent plus rares, le problème majeur est que ces réserves foncières ne sont pas situées là où les gens souhaitent s’installer.
Par exemple, les terrains à bâtir sont si rares dans les communes zurichoises que le concept d’aménagement du territoire (ROK) du canton de Zurich de 2014 les désigne comme territoire d’action pour le « paysage urbain » ou le « paysage résidentiel urbain ». Selon ce concept, la population augmentera principalement dans les zones urbaines existantes par la voie d’une densification interne. La majeure partie de la croissance devrait se concentrer dans ces territoires d’action, tandis que l’augmentation de la population dans les territoires d’action plutôt ruraux devrait être limitée. Le modèle de prévision anticipe une croissance d’environ 284 000 personnes (soit 83% de l’augmentation totale de la population du canton de Zurich).
Des réserves de terrains à bâtir au mauvais endroit
Mais où faut-il construire ces logements supplémentaires ? En effet, dans les pôles de développement urbain définis par le ROK autour de la ville de Zurich, les réserves foncières sont très limitées. Au cours des 10 à 20 dernières années, un véritable boom de la construction s’est produit dans cette zone, notamment sur l’axe reliant Zurich Nord à l’aéroport. La commune de Wallisellen en est un parfait exemple : proche de l’aéroport, elle fait aussi partie de la ceinture des communes de l’agglomération reliées au réseau de tram et de bus de la ville de Zurich. Non loin de là et à proximité de nombreux bureaux et hôtels, à Opfikon, se trouve le Glattpark, l’un des grands projets résidentiels qui ont vu le jour, littéralement, en rase campagne. « Ce serait mieux autrement, mais ça marche aussi comme ça », semble avoir été la devise des urbanistes.
Selon une analyse de la société de conseil CIFI, soit les réserves de terrains à bâtir de Wallisellen et d’Opfikon sont déjà épuisées depuis longtemps, soit elles ne suffisent que pour quelques années encore. À l’inverse, certaines communes de Bâle-Campagne ou du Valais ont encore quelques centaines d’années devant elles avant de consommer l’intégralité de leurs réserves de terrains à bâtir.
L’expression « not in my backyard » décrit bien ce phénomène : tout le monde est pour la densification, mais de préférence aussi loin possible que chez soi. Même si les projets de grande envergure comme les tours d’habitation semblent en théorie parfaits pour résoudre la quadrature du cercle – utilisation idéale des réserves de terrains à bâtir, innombrables logements –, les milieux politiques aux ramifications complexes et leurs acteurs parviennent souvent à susciter une multitude de résistances qui laissent de tels projets sur le papier.
Selon la volonté populaire exprimée à plusieurs reprises, un nouveau stade de football aurait dû être construit à la périphérie de la ville de Zurich depuis longtemps. Le projet « Ensemble » comprenant un stade, une tour et des logements coopératifs, semblait bénéficier d’un large soutien. Par deux fois déjà, lors de votations municipales en 2018 et 2020, les Zurichoises et Zurichois ont dit oui au nouveau stade de football. L’année dernière, le tribunal des recours de construction du canton de Zurich a rejeté tous les recours contre ce projet. Reste encore la possibilité de contester le plan d’aménagement et la demande de permis de construire qui s’ensuit, en passant par toutes les instances judiciaires. Dans le pire des cas, si les opposants au stade épuisent toutes ces instances – tant contre le plan d’aménagement que contre la demande de permis de construire –, le début des travaux pourrait même être retardé jusqu’en 2030.
Il faut une bonne secousse dans toutes les instances
Ce rythme et cette mesquinerie des autorités sont-ils vraiment appropriés lorsque, dans le seul canton de Zurich, quelque 300 000 nouveaux arrivants se présenteront sur le marché du logement d’ici 20 ou 30 ans ? Ne faudrait-il pas une bonne secousse pour que les autorités et les instances prennent les dispositions nécessaires ? Ou préfère-t-on se rassurer à l’idée que nous nous débrouillons toujours grâce à un arsenal de compromis et de consensus ?
Pour trouver des solutions pragmatiques, il faut aussi penser à une échelle plus large. Sur mandat du Conseil fédéral, le Conseil de l’organisation du territoire (COTER) a évalué en 2019 les effets possibles des mégatendances sur le développement territorial de la Suisse et a formulé des recommandations. Le COTER considère que le territoire est fortement impacté par les mégatendances comme la mondialisation, la numérisation et l’individualisation, mais également par le changement climatique et l’évolution démographique. Certains phénomènes pourraient même se renforcer mutuellement, comme les ravages causés cet été dans le val Mesolcina au Tessin nous l’ont tristement démontré. Si de telles catastrophes se multiplient et que les habitants des montagnes quittent les vallées, cela pourrait accroître la pression de l’urbanisation dans la plaine.
Où est le courage des utopistes ?
Je regrette aussi que, dans le débat actuel, le courage des utopistes soit absent. À Zurich par exemple, « l’architecture de la cité-jardin » prospérait au début du XXe siècle, avec des modèles anglais et allemands. Considérée comme la solution idéale, elle réunissait les avantages de la vie urbaine et ceux de la vie rurale. Ce modèle était une réponse aux mauvaises conditions de logement et de vie ainsi qu’à la hausse du prix des terrains dans les grandes villes en forte croissance au début du XXe siècle.
Le courant architectural « Neues Bauen » proposait de créer des logements abordables pour les classes sociales défavorisées grâce à un mode de construction rationnel. Les architectes dessinaient de petites maisons avec des toits plats, sans sous-sol, afin d’économiser matériaux et coûts de construction. Ce courant a « industrialisé » le processus de construction avec des pièces préfabriquées et des prototypes standardisés pour les reproduire en masse. Certaines maisons n’avaient des fenêtres que d’un seul côté, ce qui permettait d’économiser des frais de chauffage et de réparation à long terme. Entre 1924 et 1929, les maisons mitoyennes Bernoulli construites dans l’ouest de la ville de Zurich s’achetaient pour 24 000 francs suisses. De nos jours, elles se négocient pour un million de francs, notamment en raison des vastes jardins et de la proximité de la Limmat.
Un peu de courage de cette époque nous ferait certainement du bien aujourd’hui – si nous voulons nous libérer un peu de la mesquinerie actuelle avide d’harmonie. Il est louable que la ville de Zurich ait végétalisé certaines zones de stationnement inesthétiques, comme la Papierwerdinsel près de la gare centrale. Mais fallait-il vraiment, pour cette minuscule superficie, un processus stratégique participatif de trois ans et des propositions de solutions élaborées par des citoyennes et citoyens dans le cadre de différents ateliers ? Un « lieu de rencontre » coordonné par l’État a donc été créé sur l’ancien parking, et désormais, les gens assis sur des bancs profitent de la Limmat qui coule d’un côté et du trafic qui s’écoule de l’autre.
Finalement, je pense qu’il faut une volonté politique pour mettre en place des solutions pragmatiques, durables et favorables à l’économie, qui permettent de maintenir notre qualité de vie élevée pendant les 20 ou 30 prochaines années. Bien que les craintes et les soucis de nos concitoyennes et concitoyens doivent être pris au sérieux, un repli sur soi de la Suisse n’a pas de raison d’être. La longue histoire à succès de l’économie suisse n’aurait pas été possible sans l’immigration. C’est précisément pour faire face aux défis à venir comme le tournant énergétique, la numérisation ou l’automatisation que le personnel spécialisé fait cruellement défaut. Dans le même temps, nous investissons l’argent du contribuable par millions pour attirer les meilleures entreprises en Suisse – nous faisons venir des entreprises, et les gens qui arrivent ont bien sûr besoin de se loger. Que la Suisse compte 10 ou 11 millions d’habitants, là n’est pas le problème.
La question centrale est plutôt la suivante : Comment allons-nous gérer cette croissance et la voulons-nous vraiment ? Quand il n’y a plus que des places debout dans les trains, quand les routes sont encombrées, quand les loyers des logements dans les centres ne sont plus abordables, ce n’est pas d’un arrêt de l’immigration dont nous avons besoin, mais d’un développement des infrastructures et de suffisamment de logements. Il est nécessaire de construire de manière plus dense, plus rapide et plus élevée, tout en mettant un terme aux oppositions abusives. Pour que cette formule soit efficace, il faut une volonté ferme et un large consensus de toutes les parties impliquées. Quand on grandit, il faut aussi des vêtements adaptés. La Suisse est comme un adolescent qui a besoin de pantalons plus grands, mais pas d’un traitement hormonal inhibiteur de croissance.